Même si l’on pense que la violence en général est naturelle et « éternelle », cela n’empêche pas d’essayer de comprendre ses formes particulières, notamment dans l’histoire humaine.
L’Occident contemporain a inventé le terrorisme international en produisant des foyers de terrorisme disséminés, que ce soit en Occident, dans ses anciennes colonies, ou dans des « colonies potentielles » au sens économique et idéologique, autrement dit plus ou moins sur tous les continents. Cela ne veut pas dire que l’Occident est le seul responsable des activités terroristes, car les autres civilisations en ont connu et sécrété d’autres formes, comme tous les empires génèrent des modes de résistance et de dissidence.
Mais la mondialisation, d’initiative en grande partie occidentale, est nécessairement un foyer de terrorisme multiforme et multipolaire. Si l’on a tant de mal à distinguer la violence des groupes terroristes et celle du terrorisme d’Etat, c’est au fond en vertu d’une collusion objective entre les deux adversaires, souvent contre la volonté des intéressés, mais pas toujours : certains actes terroristes arrangent bien les affaires des autorités officielles, qui trouvent dans le sentiment d’insécurité de quoi nourrir le besoin d’un pouvoir protecteur renforcé (disons avec Freud : symboliquement dérivé du pouvoir patriarcal de l’enfance et de la religion), ce qui peut mener à un régime totalitaire à l’intérieur d’une constitution démocratique, si l’état de « guerre aux terrorisme »est considéré comme permanent…
Car un empire et ses résistances terroristes sont en continuelle situation d’échanges symboliques et matériels. Contre l'opinion "angélique" selon laquelle la violence émergerait de la rupture de la communication, rappelons que deux combattants échangent beaucoup de choses: des défis,des assauts, des ruses,des coups...Ce qui veut dire que la violence n'est pas forcément le contraire du "dialogue", c'est aussi un mode de communication et un certain usage des forces en présence. Ce n'est pas parce qu'on discute qu'on fait la paix, c'est parce qu'on veut la paix que l'on cherche des compromis dans la discussion.
En ce sens, la violence est bien réelle, mais elle ne l’est jamais plus qu’en étant spectacularisée, puisque la stratégie terroriste consiste autant à faire savoir qu’un attentat est toujours possible qu’à en réaliser un qui prouve cette possibilité. C’est en ce sens que Jean Baudrillard (1) a pu dire que le 11 sept 2001 n’ a pas eu lieu : non que les destructions n’étaient pas physiquement réelles, mais que leur réalité physique était insignifiante à côté de leur importance symbolique (l’Irak et l’Afghanistan en savent encore quelque chose, ainsi que les armées qui s’y affrontent « en conséquence » du 11 Septembre) : « n’a pas eu lieu » signifie surtout que cet événement ne s’est pas arrêté à cette date, et même qu’il avait déjà commencé avant ; qu’il n’a donc ni lieu ni date assignables, puisqu’il s’est à moitié déroulé « en direct » devant des caméras de TV qui le diffusaient « en temps réel » aux quatre coins du monde. S’il a eu lieu, est-ce à New York ou sur les réseaux internationaux de télévision ?
Il serait plus juste de dire que des flux de réalités physiques se sont connectés sur des flux de communication de signes et d’images et d’idées, sans qu’on puisse les couper autrement que ponctuellement et localement, comme de simples intermèdes. La permanence du fonctionnement médiatique planétaire produit une déréalisation systématique de l’histoire contemporaine, voire de l’histoire tout court. Ainsi s’expliquent mieux les dénis des révisionnistes ou les délires des conspirationistes: "puisque nous pouvons inventer des fictions d’un réalisme saisissant, puisque la connaissance semble se réduire à la manipulation médiatique foisonnante des images et des signes,qu’est-ce qui nous obligerait encore à croire aux génocides nazis, aux goulags soviétiques et aux bombes atomiques américaines sur Hiroshima et Nagasaki ?..."
Si la conscience humaine ne peut plus faire de différence certaine entre le réel et ses représentations et reproductions médiatiques, cela signifie la disparition du réel dans le système médiatique, la déréalisation du réel, tandis que « philosophiquement », on peut dire que le plus irréel est encore du réel (la subjectivité, les rêves, l’imaginaire, les fictions mythiques, artistiques ou médiatiques sont des faits de civilisation, non des illusions).
Ce que signifie le système médiatique global, c'est qu' "il n'y a plus rien de réel" : Marilyne Monroe, Elvis Presley ou Michael Jackson ne sont pas morts, puisque chaque jour aux quatre coins du monde, tout un chacun peut les revoir et les réécouter par cd, dvd ou vidéos sur internet. Ils se sont absentés, mais pas plus que de grands voyageurs …
Ainsi, il n’y a rien à gagner dans la compréhension du terrorisme si l’on sépare les intentions et les effets, les buts et les moyens, les acteurs et les spectateurs. Car le spectacle du terrorisme s’adresse aux peuples dans leur ensemble, à l’Humanité mondialisée et mondialisante : les Etats (et aussi les pouvoirs économiques et médiatiques !...) mondialisent en terrorisant (plus ou moins en douceur), les groupes terroriste répliquent à l’adresse des Etats mais aussi des peuples « innocents » pour leur rappeler que les groupes terroristes ne sont que des fractions de « peuples impossibles »; et les innocents sont terrifiés et consternés par ce spectacle d’autant plus incompréhensible qu’il est sans spectateur particulier. Au fond, nous nous terrorisons nous-mêmes par l’intermédiaire de la violence étatique et terroriste : mais il est si facile et si bon d’avoir peur des représentations du mal!... Le poète latin Lucrèce le rappelle au début de son éloge de la philosophie (De la Nature, livre 2, extrait dont j’assume la traduction) :
« Il est doux, quand sur la grande mer les vents perturbent les flots,
D’assister de la terre aux dures épreuves d’autrui ;
Non que la souffrance de quiconque nous soit si grand plaisir,
Mais comprendre à quels maux on échappe soi-même est délectable.
Il est aussi doux de regarder les grandes scènes de guerre
Et les mouvements militaires sans prendre part au danger.
Mais rien n’est plus délicieux que se maintenir solidement
Dans les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages,
Régions sereines d’où l’on peut contempler les autres hommes,
Les voir errer de tous côtés, chercher au hasard le chemin de la vie,
Rivaliser de génie, se disputer la gloire, s’efforcer jour et nuit
Par un rude labeur, de s’élever au sommet de la richesse et du pouvoir.»
En reconnaissant que « nous sommes tous des terroristes mondialistes », on pourrait donner à penser que l’on sonne la victoire du terrorisme international et de l’idéologie de l’insécurité qui fait les beaux jours du totalitarisme : si nous vivons dans la peur, nous cessons de croire aux institutions et le fantasme terroriste est satisfait ; ou bien nous réclamons un renforcement des pouvoirs institués, et le fantasme totalitariste est satisfait.
Ainsi sommes nous tous responsables, activement ou passivement, de ces spirales de
violence; et il y aurait alors peu de différence entre les serviteurs de l’Empire et les innocents résistants ou victimes...
Pourtant je crois qu’il y a beaucoup de différences importantes (et il n’y a même que ça dans l’Humanité !...). Les groupes terroristes ont déjà perdu leur cause, en passant d’une stratégie de sabotage et de guérilla à une stratégie terroriste : ils ne savent plus identifier leur adversaire, et c’est pourquoi ils le « situent » dans une population indistincte ;ce qui ressemble étrangement à la position inverse des pouvoirs anti-terroristes, qui font la guerre à un ennemi virtuel et fluctuant : groupuscules en réseaux, réseaux de groupuscules…
Ce terrorisme groupusculaire ressemble à une stratégie crépusculaire : non pas le combat des faibles (les forces sont aussi nombreuses que les différences) mais celui des vaincus de l’heure (ce qui ne veut pas dire que certains ne seront pas de futurs vainqueurs, quand la période aura changé et s’ils peuvent « convertir » leur stratégie terroriste sans avenir en militantisme plus pragmatique). Néanmoins, on ne dira pas que les vainqueurs sont les Etats. Le vainqueur en l’occurrence est toujours un Empire (la Science-fiction nous dit sur ce point des choses fondamentales, depuis Fondation, d’Isaac Asimov, jusqu’à Star Wars (2) de George Lucas, ou I, Robot, d’Alex Proyas, d’après d’autres roman de Asimov), même si l’on ne sait pas toujours lequel (il peut même émerger ou se transformer à l’issue d’une guerre…)
Ainsi nous sommes les gestionnaires et les locataires héritiers de la colonisation de plusieurs continents méconnus, de plusieurs civilisations mal comprises, de plusieurs révolutions (technoscientifiques, économiques, politiques…) qui dépassent les groupuscules et les individus, qui figurent toujours,dans l’Histoire, les Beautiful Losers (beaux perdants) dont parle le roman de Léonard Cohen…
(1) De Jean Baudrillard,on peut lire par exemple : La société de consommation ; ou encore L’Echange symbolique et la mort (Gallimard). De Marshall MacLuhan, Pour comprendre les média (Seuil).
(2) Littéralement : « les Guerres de l’Etoile », et non la Guerre des Etoiles…
Ah ! ces traducteurs, quels fantaisistes!...