Sur le droit à l'avortement
La question de savoir si l'embryon est vivant ou non est depuis longtemps réglée par les sciences biomédicales: il est vivant. Mais c'est précisément pourquoi l'avortement volontaire (interruption programmée, par la femme enceinte, de sa propre grossesse) doit être un droit moralement reconnu et légalement organisé.
Personne ne demande si l'on a le droit de jeter une vieille chaise si l'on n'en veut plus; mais on se demande si le propriétaire d'un chien a le droit de l'abandonner ou de l'abattre s'il devient trop gênant: la chaise est inerte, le chien est vivant…
l'embryon humain l'est aussi,évidemment. Ce qui ne veut pas dire qu'il a une personnalité ou une âme au sens psychologique et moral : est-il un individu vivant et pensant ?
Là encore, la biologie répond depuis longtemps: il n'est pas viable comme organisme autonome: il ne survit que par son milieu utérin. Du point de vue psychologique et moral, il n'est jusqu'à sa naissance qu'une partie de la personnalité de la femme enceinte: c'est elle qui en est responsable, qui doit décider pour lui, ce qui ne veut pas dire seule, et sans en discuter avec son entourage. Mais cela veut dire que, si elle n'est pas manifestement irresponsable, c'est à elle que doit appartenir la décision ultime de mener ou non sa grossesse à son terme. Il n'y a ici qu'une seule conscience de soi, un seul organisme générateur, un seul vivant qui risque sa vie, sa santé et sa destinée, celle de la future mère. On peut même ajouter que dans les cas où elle est mentalement irresponsable, la question doit se poser à l'entourage de savoir si elle est capable de devenir mère ou pas, si les conditions suffisantes de l'éducation d'un enfant seront réunies, etc. Il est évident que le père reconnu, les familles et leur entourage social et médical ont leur mot à dire, à titre de conseil ou d'autorité responsable partielle. La décision ne peut être naturelle et automatique : elle ne peut être que réfléchie et conventionnelle, socialement discutée. Mais ce n’est pas parce qu’elle est conventionnelle qu’elle ne doit pas être la plus rationnelle possible, au contraire : la rationalité humaine a bien peu de prise sur les instincts les plus anciens de la vie.
Dans ces conditions, on ne peut guère être d'accord pour dire que les partisans et les adversaires de l'avortement sont à égalité, et qu'il suffit de prouver que l'embryon ou le fœtus est vivant pour devoir refuser ou condamner l'avortement. En réalité, personne n'est sérieusement pour le fait d'avorter: tout le monde préfèrerait éviter cet acte traumatisant (plus ou moins) et non banal (mais qui est content d'abandonner ou de faire piquer son chien parce qu'il a la rage?...). La question cruciale n'est pas d'être pour ou contre l'avortement, mais pour ou contre le droit à l'avortement: la pleine possibilité sociale, morale et matérielle, pour une femme enceinte, d'opérer avec assistance médicale une interruption volontaire de sa grossesse, si elle juge la grossesse ou la naissance trop dangereuses pour sa santé et celle de l'enfant, ou encore sa situation trop précaire (psychologique, sociale, matérielle).
Il ne s'agit pas d'un droit de supprimer une vie sans conditions ou par simple caprice, mais d'assumer les responsabilités des personnes existantes les plus concernées. L’embryon,ou le fœtus, n'en fait pas partie, sauf à titre de fantasme: tout le monde veut parler à sa place (et comment faire autrement ?...), mais il s'agit de savoir qui a le droit de décider à la place d'un être...qui n'a aucune place avant sa naissance!...Qui doit avoir ce droit sinon la future mère à l'esprit éclairé avec l'aide de l'entourage le mieux avisé sur sa situation? Je crois que c'est ce que le droit à l'avortement entend régler, si possible indépendamment de tous préjugés moraux, psychologiques et superstitieux, dans l'intérêt de la mère virtuelle, de l'enfant virtuel et de leur entourage virtuel. L’avortement peut donc difficilement être conçu comme un bien, mais plutôt comme un moindre mal dans certaines situations.
Pas question,donc, de banaliser son usage, ou de l'encourager comme équivalent d' un procédé de contraception préventif. Et peut-être faut-il aussi accepter le risque que quelquefois il puisse vouloir être utilisé en ce sens: mais n'est-ce pas largement préférable aux avortements clandestins et privés de compétences et d'assurances médicales ?... Par ailleurs, les adversaires de ce droit révèlent généralement , par la pauvreté de leurs arguments et la rage de leur fanatisme, l'origine idéologique et passionnelle de leurs positions: préjugés intégristes, haine de la science et de la médecine laïques, archaïsmes religieux se mélangent aveuglément dans leurs manifestations et leurs déclarations publiques.--- Comme si supprimer un embryon de six semaines pouvait être tenu pour équivalent au meurtre prémédité d'un bel enfant de trois ans ,qui marche,parle et joue, déjà bien engagé sur le chemin de l'autonomie individuelle!...
Reconnaissons donc que si l'on ménage parfois cette position, ce n'est pas parce qu'elle est intellectuellement solide, ni moralement supérieure, mais parce qu'elle est affectivement et idéologiquement sensible: il serait évidemment inutile (et aussi inhumain) de braquer les âmes a priori choquées par ce droit (mais on pourrait remarquer que ces mêmes âmes si sensibles sont souvent favorables à la peine de mort, en France ou ailleurs...), puisque le but n'est pas de leur imposer ce droit mais de les convaincre de sa légitimité morale et de sa rationalité sociale (rappelons pour mémoire que l'avortement est depuis toujours pratiqué assez librement par les classes privilégiées de toutes les sociétés, démocratiques, aristocratiques ou monarchiques).
Pour conclure, le droit démocratique à l'avortement ne signifie pas le mépris de la maternité, l'irresponsabilité des adultes à l'égard du futur humain, un prétexte à la licence sexuelle ou la capitulation de la conscience morale devant ce que la vie aurait de plus sacré; et il est probable que l'on n'ira jamais avorter la joie au cœur et la fierté dans l'âme....Mais ce droit exprime la volonté éclairée d'assumer la naissance et l'éducation avec un minimum de conditions favorables et un maximum de responsabilité raisonnable, de la part des futurs parents et des sociétés où s' inscrivent les divers types de projets parentaux. A ce titre, on peut le tenir comme une des conquêtes majeures de la conscience et de la civilisation démocratiques modernes.
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