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 Jazz-rhapsodie pour musique et philo

Penser ce qui devient, déchiffrer les signes, pour résister à la médiocrité nihiliste et produire une jubilation!...

Catastrophe anthropologique et musicomania planétaire

Publié le 27 Octobre 2011 par Bernard Petit dans Vivre et philosopher

   

 

 


 

 

Catastrophe anthropologique et  musicomania planétaire

    (commentaire de  Paul Virilio, Le Futurisme de l’instant,2009,Galilée).

 

     L’ humanité est, littéralement, en train de « perdre son temps » dans le culte de la vitesse, de l’instantané et de l’énergie pure : énergétisme, jeunisme, hédonisme puéril, "performatisme"... Plus précisément : non perdre du temps sur ce qu’elle aurait à faire, sur la réalisation d’un but ultime à accomplir plus rapidement qu’elle ne le fait,mais au contraire le risque de perdre le sens de sa propre temporalité,biologique et historique, et peut-être même le sens de la temporalité en général.  

     Cette illusion d’atemporalité, ce sentiment du caractère secondaire et accessoire du temps, de la durée, des rythmes propres à chaque processus ou événement, semble la forme actuelle de dénégation du devenir qui sous tend aujourd’hui la mythologie ou l’idéologie dominante. Elle se soutien d’ailleurs d’une autre illusion symbolique et technologique, l’illusion de dématérialisation : la croyance diffusée par le langage « postmoderne » selon laquelle l’information, les savoirs, les moyens de communication , de transport et de production évolueraient nécessairement vers un devenir gazeux puis immatériel, notamment par l’accélération généralisée de tous les flux. On croit que plus l’énergie s’accroît, plus la matière se fluidifie, se sublime et se spiritualise ! Comme si l’énergie  et la matière étaient non seulement des polarités opposées, mais inversement proportionnelles ! Par une interprétation délirante de la formule « einsteinienne » E=MC2, on propage le mythe que la différence entre la matérialité corporelle et la puissance de la pensée, c’est l’efficacité énergétique explosive!...oubliant au passage que les puissances de la pensée et de la connaissance tiennent nécessairement à la durée, à la continuité et à la consistance générative de ses dispositifs matériels !...

      Une énergie  et une information dématérialisées : quelle drôle d’idée ! Mais peut-être est-ce un nouvel avatar de notre vieille superstition d’immortalité de l’âme : quand le monde humain sera totalement dématérialisé, qu’aurons-nous à craindre de la violence, de la vieillesse, de la maladie, du temps,de la mort,de la vie ?...Tous enfin sauvés ! Vive le Messie !...

     Par ailleurs, on ose à peine qualifier tout cela de mythologie, car dans les mythes analysés par les sciences humaines jusqu’à présent, la symbolique du temps est fondamentale, même sous une forme cyclique ou eschatologique (Lévi-Strauss, Eliade, Barthes, Jung, Morin,etc.). Mais, dans ce culte nihiliste de la vitesse et de l’énergie pure, on a plutôt affaire à une dénégation brute et vide : « plus vite, plus loin, plus pleinement… » sont les mots d’ordre les plus usités en des sens à peine variés, comme si leur signification était si évidente qu’elle se passe le plus souvent d’explication. On a plus à se demander si c’est un progrès, et de quelle nature, que de « vivre plus » : cela va de soi et le sens en est clair pour tous. Comme si , au terme de ce progrès (identifié d’office au sens de l’évolution en général), l’humanité devait finir tôt ou tard par annuler toutes limites et toutes conditions, abolir silencieusement la mort inepte, le temps aveugle, le devenir indifférent, l’imprévisible chaos universel. Freud écrit quelque part que « le monde n’est pas une nursery » : il semble que l’humanité moderne ait cessé de croire à cet euphémisme tragique, ayant réussi à se convaincre qu’un beau jour, son monde le deviendra grâce à sa bonne volonté et son ingéniosité !...

    On pourrait donc parler de catastrophe anthropologique, et même ontologique,  dans la mesure où le destin de la planète Terre commence à devenir de plus en plus lié à celui d’une espèce particulière (appelée en français "humanité") qui s’imagine investie d’une mission et d’une responsabilité générale, sinon cosmique,même si quiconque serait bien en peine de la formuler.

    Prenons malgré tout une partie de ce risque: l’homme se charge du salut ou de la sauvegarde de ce qu’il trouve injustement en danger (ou même de ce qu’il a lui-même mis en danger) sur sa planète. Perdre le temps,concrètement ici, c’est se fier à des durées invivables : l’instant, dans les nano chronologies, qui traitent les informations en milliardièmes de secondes, échelles de vitesses imperceptibles, sinon par certaines micro et nano machines : vitesses calculables, mais invivables et même impensables.

    Or, c’est  précisément la différence fondamentale entre la pensée et le calcul : partout où la pensée prend du temps, la durée modifie qualitativement ce qui est pensé. Au contraire, le propre du calcul, c’est de pouvoir reproduire indéfiniment les même opérations sans variations qualitatives, les variations quantitatives étant complètement intégrées dans l’algorithme, donc « réellement » atemporelles, même si par ailleurs certains calculs prennent un temps « psychologique ». Mais justement, si un calcul est par définition une opération nécessaire et automatique, la moindre durée apparaît comme une absurde perte de temps : à trop calculer, l’homme se fatigue, la machine, jamais ; elle s’use,mais sans lassitude. Le progrès de la rationalité semblerait ainsi tendre vers l’annulation des opérations de calcul dans les êtres pensants.

   Telle est l’apparence. Mais, le calcul n’est au fond pas seulement une opération automatique et purement quantitative. Par instinct ou par habitude, tous les vivants calculent en pensant, parce qu’un calcul est aussi qualitatif ; chaque opération a son propre sens et ses propres points d’application, qui reviennent toujours à des problèmes vitaux, biologiques,éthologiques, économiques et écologiques. Mais si l’ordinateur ne pense pas, au sens biopsychique, il ne se contente pas de calculer, il traite : il connecte des flux énergétiques, il multiplie les circuits et les réseaux d'énergie et d'information. Son pôle positif, c’est de créer de plus en plus vite des relations hétérogènes, de nouvelles multiplicités qui relient l’Autre à l’Autre. Son pôle négatif,  c’est de risquer l’extermination du temps, dans l’illusion de l’abolition des durées et des distances.

Tout gain entraîne une perte ; tout progrès, tout passage, entraînent un sacrifice ; et apprendre à vivre, c’est aussi apprendre à perdre.

  

   La médiacratie, c’est la synchronisation instantanée et planétaire des émotions. D’où une utilisation maniaque de la musique : une musicomania (à distinguer de la musicophilia de Oliver Sacks) qui compense l’angoisse de la perte de temps par le sentiment de « prendre du bon temps », éprouvé optimalement dans l’écoute musicale : on ne peut perdre son temps à le passer dans la jouissance complice de la musique, dont le temps est aussi nécessaire que « productif ». Musique : jouissance d’un temps pur égalée à une extase d’éternité (« un peu de temps à l’état pur » dit Proust ; « nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels » dit Spinoza).

    Mais écoutons aussi l’avertissement de Tolstoï : « là où l’on veut beaucoup d’esclaves, il faut beaucoup de musique ». Les galériens  antiques étaient « bercés » (abrutis ?) et stimulés par de lourds battements de tambours ; les serfs du Moyen Age européen se rassemblaient dans les églises au son des cantiques grégoriens ou dans les temples au son des chorals luthériens ; les esclaves noirs chantaient dans les plantations de coton des Etats-Unis du sud: tous ces faits devraient davantage nous faire réfléchir…Les mêmes musiques qui semblent parfois salutaires et libératrices pourraient-elles être aussi asservissantes et serviles ?A moins qu'une musique ne soit rien d'autre que ce qu'on lui fait faire: endormir ou réveiller,libérer ou asservir...

    Une histoire déjà longue nous porte ainsi à croire qu’il n’y a pas de meilleure propagande ni de meilleur conditionnement que les techniques musicales. Et c’est toute l’ambiguïté des pouvoirs musicaux : la pensée peut y trouver l’extase la plus libératrice ou la fatalité la plus implacable. Peut-être que les puissances musicales sont toujours les instruments d’un médium qui tantôt informe et tantôt formate, tantôt instruit et tantôt manipule. Le charme d’Orphée ou celui des Sirènes, tantôt Eurydice, tantôt Carmen:peut-être les deux tour à tour…    

      Et s’il y a quatre modes d’entente par la communication, quelle est le mode préféré de la musique : la séduction, la persuasion, l’argumentation ou l’assentiment intuitif ? Cela ne dépend-il pas de chaque usage musical?... 

     C’est aussi l’ambiguïté du nihilisme contemporain. Jamais la vie humaine n’a peut-être été aussi paisible et assurée, mais jamais le sens de cette vie n’a été autant lié à son annulation silencieuse :

-         selon Nietzsche, le nihilisme  est la dégradation des valeurs par indifférenciation, par abolition des distinctions, des hiérarchies et des nuances d’interprétation : tout doit devenir égal,car il n'y a au fond que des différences de degrés, et tout se vaut. Ainsi, pas de différence entre le possible et l’impossible, le possible et le désirable,  le passé et l’avenir, l'homme et la femme, l'adulte et l'enfant, l'un et le multiple,le virtuel et l'actuel, etc. ;

-         selon Arendt, « le nihilisme consiste à croire que tout est possible » ;

-         selon Virilio,  le nihilisme contemporain consiste à « croire que le Rien est possible ».

 

    Maintenant, on n'est peut-être pas obligé de rester nihiliste. Dieu merci, l'univers a déjà

connu tant d'apocalypses, que s'il devait disparaître un jour, il serait incompréhensible qu' il

ne l'ait pas déjà fait!...  

 
 

 

 

 

 


 

 


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